“Selma” retrace la lutte historique de Martin Luther King pour garantir le droit de vote à la communauté afro-américaine. Mais le film n’a pas pu être totalement fidèle à l’Histoire. La raison ? Elle se trouve chez les héritiers du pasteur…

En salle ce mercredi, Selma retrace la lutte historique du pasteur afro-américain Martin Luther King pour garantir le droit de vote aux citoyens afro-américains. Une dangereuse et terrifiante campagne qui s’est achevée par trois longues marches, depuis la ville de Selma jusqu’à celle de Montgomery, en Alabama, et qui a conduit le président Jonhson à signer le Voting Rights Act en 1965.

Si la réalisatrice du film, Ava DuVernay, tout comme l’interprète de Martin Luther King, incarné par un David Oyelowo habité, montrent un grand respect pour leur sujet, cette fidélité a pourtant une vraie limite. Tout comme vous ne trouverez pas dans le film le fameux discours “I Have a Dream”, un des plus célèbres de l’Histoire, prononcé par Luther King en 1963 à Washington devant une foule de 200.000 personnes; vous ne trouverez pas davantage le juste discours prononcé à Selma par le pasteur.

Ajoutons à cela qu’en dehors de la mini-série en trois parties diffusées à la TV américaine en 1978, King, dans laquelle le pasteur est solidemment incarné par Paul Winfield, les fictions où cette figure iconique occupe une place centrale (on insiste sur le mot : centrale) sont très rares.

L’explication est en fait à chercher du côté des enfants de Martin Luther King, qui protègent farouchement l’héritage de leur père, si besoin en multipliant -certains disent en abusant- les procès avec de gros chèques à la clé…

Martin Luther King, une figure politique devenue une marque

Sorti début janvier 2015 sur les écrans américains, Selma a bénéficié de critiques US plutôt positives, tout en ouvrant un vif débat sur la manière dont le président Lyndon B. Johnson est représenté, ainsi que ses hésitations à parapher le Voting Rights Act. D’autres critiques ont préféré pointer les inexactitudes dans le film, qui sont en partie liées au fait que tous les discours de Martin Luther King sont protégés par un copyright, férocement exercé par les enfants du pasteur, par le biais de la fondation King, Inc.

Ainsi, “les nombreuses scènes du film où King délivre des discours poignants sur les droits civiques ont dû être paraphrasés, parce que les descendants de Martin Luther King ont laissé les droits de ces discours pour les films à Warner Bros et Dreamworks, pour un biopic sur MLK. Steven Spielberg est pressenti pour le produire” explique le site anglophone Politico. Il s’agirait en fait du biopic dont on parlait en 2013, où Jamie Foxx est supposé incarner Luther King, tandis qu’Oliver Stone réaliserait le film.

La réalisatrice de Selma, Ava DuVernay, ne dit pas autre chose : elle a dû réécrire les différents discours du pasteur parce que les droits étaient déjà vendus. Et d’ajouter : “en d’autres termes, les héritiers de King utilisent leur contrôle du copyright pour contrôler la façon dont King est présenté. Ce n’est peut-être pas une surprise qu’aucun film majeur sur King n’ait été produit jusque-là”.

“Martin Luther King avait un rêve. Ses enfants ont une armée d’avocats” titrait le Boston Globe dans un article paru le 19 janvier 2015. Une armée sacrément efficace, pour ne pas dire menaçante, comme l’a appris à ses dépens Clarence Jones. Ce n’est pas n’importe qui : c’était l’avocat de Martin Luther King, et c’est lui qui co-écrivait les discours du pasteur. Les avocats de la fondation lui signifièrent que s’il souhaitait utiliser des extraits du discours “I Have a Dream” pour l’ouvrage qu’il était en train d’écrire, Behind the Dream: The Making of the Speech That Transformed a Nation, celui-ci devait payer 20.000 $. Craignant les poursuites, son petit éditeur a accepté de payer, tandis que Clarence Jones a mis au défi les héritiers de King de traîner en justice celui qui a aidé à écrire “I Have a Dream”.

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Les héritiers de King ont ainsi confié l’administration des copyrights de ce discours à la société britannique EMI Publishing, aujourd’hui propriété de Sony. En 1996, King Inc. a poursuivi en justice la chaîne CBS pour un usage non autorisé d’une portion du discours “I Have a Dream” dans une série de documentaires, The 20th Century with Mike Wallace. La chaîne mis fin aux poursuites en faisant une donation d’un montant non révélé à la fondation.

Puis ce fut au tour du grand quotidien USA Today de faire l’objet de poursuites : il avait reproduit des passages du fameux discours. La puissante chaîne CNN a aussi essuyé les foudres des héritiers, pour avoir diffusé le discours. Et c’est le même traitement pour tout le monde : pour pouvoir utiliser un extrait de ce discours dans des publicités, les marques Chevrolet, Mercedes ou Apple pour ne citer que celles-ci ont dû passer à la caisse.

La fondation a également poursuivi les producteurs de la série de documentaires Eyes on the Prize, citée à l’Oscar et récompensée par un Emmy Award, qui a pour sujet le Mouvement des Droits Civiques, en raison de l’utilisation non autorisée d’images d’archives de discours de Luther King. Les producteurs furent obligés de payer 100.000 $. Le litige, certes finalement réglé, priva néanmoins la série documentaire de diffusion entre 1993 et 2006. Et pour le commun des mortels ? Il n’y a qu’un seul moyen légal : voir le discours en entier en achetant le DVD officiel vendu 20 $ sur le site King Center

“Je pense que Martin Luther King doit se retourner dans sa tombe !”

C’est ainsi que l’un de ses anciens lieutenant, Bill Rutherford, commentait, désabusé, ce verrouillage juridique par les héritiers, dans une interview sur la chaîne CBS, en 2002. “Il a tenté durant toute sa vie de communiquer ses idées gratuitement et librement. Communiquer, et non vendre !”. En fait, explique le National Review dans un passionnant article, Martin Luther King prononça ses discours en tant que citoyen, à titre privé, même devant une foule de 200.000 personnes comme en 1963 avec “I Have a Dream”. Si ses discours avaient été prononcés en tant que représentant fédéral, ses discours seraient dans le domaine public.

La solidarité entre les trois héritiers semble néanmoins avoir atteint ses limites. La soeur, Bernice, a attaqué en justice ses deux frères, Martin III et Dexter, qui ont vendu des biens ayant appartenus à leur père. En jeu : une collection de papiers personnels de Luther King, pour un montant de 32 millions de $, en 2006. Selon certaines estimations, le Prix Nobel de la paix reçu par le pasteur en 1964, serait estimé à 20 millions de dollars s’il était en vente. Et on n’ose imaginer la valeur de la propre Bible du pasteur, sur laquelle Barack Obama a prêté serment pour son second mandat, et que les deux frères souhaiteraient vendre. En attendant de trancher l’affaire, la justice américaine a ordonné la mise sous séquestre des biens. Ambiance…

Alors que l’Amérique célèbre un Martin Luther King Day férié chaque année depuis 1986, le 3e lundi de janvier, eut égard aussi à l’importance historique et politique de celui qui est considéré comme une des plus grandes figures du XXe siècle, nombreux sont ceux qui s’agacent de ne pas voir l’héritage de cet homme tomber dans le domaine public. Et il va falloir se montrer patient : ce n’est pas prévu avant 2038…

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